Gibraltar ou la nuit la plus longue

22/09/2012 15:29

 

Nous choisissons donc, contre toute attente, de partir pour Madère !

Quitter Gibraltar dans un léger brouillard, c’est se croire sur la Tamise entouré du fog londonien.

Nous voulions passer le détroit de jour pour mieux appréhender l’ennemi : les mastodontes qui quittent ou rentrent en méditerranée, qui ne sont pas manœuvrants et plutôt bien déterminés à tracer leur route. De jour, tout va bien, ils suivent leur rail et nous longeons la côte. A la tombée de la nuit, nous nous croyons sortis d’affaire et nous nous organisons pour les quarts. Jérôme commence sa veille, mais le vent monte, impossible de m’endormir : quand je suis allongée et que mes pieds décollent à chaque vague, ça veut dire que les conditions se durcissent. Je prends le relai vers 1 heure du matin mais je suis obligée d’aller plusieurs fois tirer Jérôme de son sommeil : l’ennemi n’est plus dans son rail, à la sortie du détroit, chacun prend des directions différentes et c’est devenu impossible à gérer seule. L’alarme de l’ AIS (système de détection des navires de marine marchande) sonne en permanence, nous avons des routes de collision avec plusieurs cargos à la fois. Si on se détourne d’un, on se prend l’autre, il y en a partout !!! Nous sommes ridiculement petits, ils sont si rapides. Certains nous envoient des coups de projecteurs, d’autres n’essaient même pas de nous éviter ou de nous prévenir. Nous garderons longtemps cette image d’un porte-container arrivant à bâbord. L’AIS prévoit une collision dans 4 minutes, Nous mettons le moteur et l’évitons de justesse.

Dans le bateau, il y a ce que nous avons de plus cher, ce n’est pas moment de baisser la garde. Nous comprenons assez rapidement que la nuit sera blanche : il  faut être deux sur le pont.

Est-ce le bruit du moteur démarré par moments ou le mouvement des vagues, en tout cas Jean-Camille se réveille et pleure. Je descends le consoler. Erreur fatale : je ressors avec un énorme mal au cœur. Passons les détails sordides de mon mal de mer, j’entame la palette des verts. Rien ne va plus : le vent forcie jusqu’à 30 nœuds, la mer devient une marmite, des vagues de 4 m nous soulèvent. Dans un empannage violent, le charriot de grand-voile se casse, et l’ennemi est toujours présent et rode.

Mais qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi vouloir aller à Madère ? Je n’aime pas la sauce madère, je n’aime plus Jean-Pierre Madère, y’a pas plus beau que la Corse. Je fais la promesse de me renseigner à Porto Santo s’il y a un vol pour Pau, je vais aller me ressourcer chez mes parents.

Ma hantise : que les enfants soient malades. Je les entends pleurer, j’envoie Jérôme, ils dorment en fait à poings fermés. Je commence à délirer … et ce mal de mer qui ne passe pas… Tous les deux,  solidaires sur le pont, nous nous confondons en excuse : Jérôme pour m’emmener dans cette galère et moi pour me payer le luxe d’être malade au pire moment.

Je finis la nuit avec un patch derrière l’oreille, comateuse dans ma cabine, sans avoir la force de retirer ma veste de quart trempée d’embruns.

Le lendemain, les enfants ont du mal à nous croire quand nous leur racontons nos mésaventures. Ils ont passé une très bonne nuit. Quant à moi, je déclare forfait pour les cours, ce sera une journée de repos, de rangement et de réparation.

Les jours qui suivent, nous retrouvons des conditions plus clémentes. J’abandonne l’idée de prendre un avion, même si je suis persuadée que des nuits comme celle-là, il y en aura certainement d’autres…